« Un marché africain des capitaux crée d’emblée une base de consommateurs et d’investisseurs »

Louis Banga Ntolo, directeur général de la bourse des valeurs mobilières d’Afrique centrale.

Lors du sommet États-Unis-Afrique, et plus récemment encore, pendant la cérémonie de vœux au corps diplomatique, le président de la République a évoqué l'idée de la mise en place d'un marché financier africain, plus adapté aux besoins de financement des projets de développement des pays du continent. Qu'est-ce qui vous semble motiver cette insistance ? 
A mon humble avis, l’insistance du chef de l’Etat à plaider pour la mise en place d’un véritable marché africain des capitaux semble motivée par son propre diagnostic de la gravité de la situation géopolitique internationale et des dérèglements macroéconomiques à long terme que cela est en train d’installer, et son anticipation des défis à relever dans le cadre de certaines grandes réformes conduites à l’échelle régionale et continentale sur lesquelles nous allons revenir. S’agissant de son diagnostic de la situation, permettez-moi de rappeler quelques extraits de son allocution lors de la table ronde privée tenue le 12 décembre 2022 à Washington en marge du Sommet Afrique/Etats-Unis, qui se passent de commentaires : « L’un des freins au développement de l’économie africaine est l’épineux problème de la disponibilité des financements ; l’Afrique reste trop dépendante de l’aide publique au développement qui semble ne plus correspondre à nos besoins ; le cadre juridique qui gouverne généralement l’obtention de financements [internationaux] est très contraignant et accroît notre exposition aux risques budgétaires et de stabilité de nos institutions, comme exemple de contrainte, la mise en gage de certaines ressources naturelles sollicitée par certains investisseurs ; les modèles et instruments de financement adoptés contribuent davantage à la réexploitation des capitaux, à travers des prêts sans mouvement de fonds vers le continent, mais avec des sorties obligatoires de devises lors des remboursements. » Il serait donc souhaitable d’œuvrer à la mise en place d’un véritable marché africain des capitaux, susceptible d’offrir des outils adaptés au financement du développement de l’Afrique. Ce qui permettra sa transformation structurelle et son indépendance progressive de l’aide au développement et des crédits à l’exploitation. 

Vous avez également évoqué son anticipation des défis à relever…
S’agissant de son anticipation des défis à relever dans le cadre des grandes réformes conduites à l’échelle régionale et continentale, je note que les propos du chef de l’Etat ont une résonance particulière au moment où deux importants projets sont mis en force. Tout d’abord, l’opérationnalisation de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAF), ensuite le projet de fusion CEEAC/CEMAC. En effet, c’est en écoutant son allocution du vendredi 6 janvier en réponse aux vœux 2023 du corps diplomatique, que j’ai davantage cerné que le théâtre d’expérimentation du marché africain des capitaux que le président Paul Biya appelle de ses vœux n’est autre que l’antre de ces grands blocs économiques en construction. En tant que président en exercice de la CEMAC, le chef de l’Etat est en effet au cœur de la réforme visant la fusion de la CEMAC avec la CEEAC. D’un autre côté, le président de la République s’est félicité du fait que le Cameroun soit parmi les sept premiers pays du continent qui expérimentent déjà l’exportation de certains produits, dans le cadre des mécanismes prévus par l’Accord sur la Zlecaf. Dans le cadre de ces deux importantes réformes, la convergence des places financières et surtout leur arrimage en une vaste place sans frontières demeure un point d’étape décisif. En reconnaissant de manière lucide que « l’argent est le nerf de la guerre », le chef de l’Etat pose un diagnostic froid sur le financement du développement du continent, prioritairement à partir des ressources à mobiliser de l’intérieur, dans le cadre d’un grand marché des capitaux à mettre en œuvre avec des mécanismes, instruments et outils adaptés aux exigences de financement du développement. Le président Paul Biya pose-t-il là les bases d’une réflexion sur l’indépendance financière de l’Afrique ? Oui, il le dit lui-même en parlant de l’indépendance progressive de l’aide au développement et des crédits à l’exploitation.

Partagez-vous cette vision du chef de l’Etat ?
Partageons-nous la vision selon laquelle l’Afrique a besoin d’un grand marché des capitaux unifié et que le chef de l'Etat camerounais peut légitiment se positionner en défenseur et porte-étendard d’une telle réforme ? Si la réponse paraît triviale sur la nécessité d’un grand marché des capitaux continental, nous devons présenter des arguments de légitimité solides pouvant plaider en faveur d’un leadership du chef de l’Etat camerounais sur ce sujet. Je voudrais donc me livrer à cet exercice en mettant en exergue quelques faits majeurs. Le chef de l’Etat a été l’artisan de la création en 1999, d'un marché financier national articulé autour de Douala Stock Exchange. Ce marché a ensuite permis à l’Etat du Cameroun de mobiliser d’importantes ressources sur la période 2010-2018, indispensables au financement des projets d’investissements inscrits dans les lois de finances successives. Le président de la République a également été le premier chef d’Etat de la CEMAC à autoriser le recours du Trésor public de son pays aux mécanismes de financements mis en place à travers le marché monétaire régional régi par les adjudications organisées par la BEAC dès le mois de novembre 2011, contribuant ainsi, en précurseur, à l’aboutissement d’une réforme qui tenait à cœur aux autorités de la zone franc, à savoir la suppression du mécanisme des avances statutaires aux Etats, jugé inflationniste. Le chef de l’Etat a aussi engagé le Cameroun dans le processus d’unification des marchés financiers de l’Afrique centrale à l’issue de la Conférence des chefs d’Etat de N’Djamena tenue en octobre 2017, devenant là aussi, un artisan décisif du processus de fusion desdits marchés après 18 ans de dualisme de places, décrié pour son insécurité juridique et l’exacerbation des querelles de leadership entre des Etats frères. Dans cette lancée de la fusion qui s’est caractérisée par le transfert du siège de la Bourse régionale de Libreville à Douala, le gouvernement camerounais a signé un accord de siège avec la BVMAC, érigeant celle-ci au rang d’Organisation internationale ayant le statut de mission diplomatique. L’Etat du Cameroun a aussi doté la BVMAC d’un immeuble siège de cinq niveaux en toute propriété, et très récemment, le chef de l’Etat a donné au marché financier régional une liste de quatre entreprises du portefeuille public susceptibles d’être cotées en bourse, sans oublier qu’au mois de mai 2022, l’Etat du Cameroun a sollicité et obtenu du marché financier régional un financement de 235 milliards de F par appel public à l’épargne sur une maturité de sept ans. Ainsi, depuis l’année 2010, le Cameroun lève en moyenne 200 milliards de F par an sur les marchés de capitaux de la CEMAC (monétaire et financier), au titre de ressources régulièrement inscrites dans ses prévisions de recettes budgétaires annuelles.

Vous ne parlez que du marché sous régional. N’y a-t-il pas eu d’actions sur le plan international ?
Nous n’oublions pas que le président de la République a aussi autorisé son gouvernement, d’abord en 2015 puis en 2021, à recourir aux marchés financiers internationaux. Ainsi, deux Eurobonds d’une enveloppe globale d’environ deux milliards de dollars US ont été levés dont le deuxième (en 2021) ayant été destiné au rachat partiel de l’encours résiduel du premier. Le Cameroun a aussi bénéficié de l'aide publique au développement ainsi que des annulations massives de dettes dans le cadre de l'initiative PPTE. Nous pouvons donc valablement concéder au chef de l'Etat la légitimité de sa vision qui se fonde sur un benchmark plausible ; et dans le jargon des marchés, on dirait que le Président de la République a un track record en matière de recours d’un Etat souverain, aux mécanismes de financements via les marchés de capitaux, et donc une légitimité à devenir le porte-flambeau de cette vision d’un marché panafricain des capitaux. Cette vision du chef de l'Etat est d'ailleurs partagée au sein de l’ASEA (African Securities Exchanges Association), l’association continentale des bourses des valeurs mobilières africaines. En effet, l’ASEA a conduit pendant près de huit ans, un vaste chantier visant l’interconnexion des bourses africaines. Il s’agit du projet baptisé « The African Exchanges Linkage Project » (AELP), dont l’aboutissement a été célébré le 07 décembre 2022 à Abidjan en Côte d’Ivoire, en marge des réunions de l’Assemblée Générale annuelle de ladite Association. A travers le projet AELP, l'ambition de l’ASEA est justement de mettre en réseau les marchés de capitaux du continent africain en repoussant les limites de leurs frontières avec comme objectif central de créer un grand marché où circuleraient librement les capitaux et les actifs financiers (actions, obligations et contrats). Mais ce proje de l’ASEA, qui a surtout permis techniquement de déployer une plateforme d’interconnexion, a encore grandement besoin de la puissance publique pour franchir certains jalons notamment, la libre circulation des devises et des actifs financiers.
Donc oui, en tant que membre de l'ASEA qui promeut l’interconnexion des marchés financiers africains, dans le cadre de l’AELP, la Bourse des valeurs mobilières de l’Afrique centrale (BVMAC) sous le couvert de laquelle je m’exprime, partage la vision du chef l'Etat camerounais, selon laquelle l'Afrique doit et est capable de mettre sur pied un marché de capitaux continental permettant à nos pays d'accélérer l'implémentation de leurs politiques publiques vecteurs de développement socio-économique. Notre association est disposée à travailler avec les gouvernements des pays signataires de l’Accord de la ZLECAF pour l'opérationnalisation d'une vision portée par le chef de l’Etat camerounais. 

Quels seraient, selon vous, les avantages d'une telle initiative ?
Un marché africain des capitaux commun, libre d’accès à tous les pays, crée d’emblée une base de consommateurs ou d’investisseurs d’environ 1,6 milliard de personnes lorsque nous raisonnons à l’échelle de la ZLECAF. Un tel marché permettrait ainsi de mobiliser facilement une épargne faramineuse disponible, à la hauteur des immenses besoins de financement du continent. Il permettrait aussi de capter une épargne internationale en quête de meilleurs rendements, qui viendrait s’investir sur des instruments émis conformément à un cadre réglementaire adapté aux exigences de développement des pays africains. Bref, un grand marché commun des capitaux c’est d’abord une base élargie d’investisseurs ; un potentiel élevé de mobilisation de ressources financières ; une facilité pour les Etats emprunteurs d’implémenter leurs politiques publiques et notamment sociales. 

Comment un tel marché pourrait-il se structurer aux plans des coûts et conditionnalités ?
Pour structurer un tel marché, une harmonisation des cadres réglementaire et fiscale serait un prérequis. De même que l’assouplissement des règles de circulation des capitaux et des valeurs mobilières est indispensable. Il s’agit là d’un important défi à relever en prenant en compte la complexité qu’il y aurait à adapter les cadres réglementaires, eu égard à la multitude des monnaies nationales et régionales ayant cours légal dans le continent. Faudrait-il aller vers une monnaie commune pour plus de simplification ? La question reste posée. A cet égard, les différentes banques centrales et les autorités monétaires en général devraient coopérer afin de faciliter, voire simplifier non seulement les opérations de changes, mais également d’ériger la libre circulation des capitaux actifs en règles, et d’harmoniser les règles de transferts de propriété entre les juridictions/pays. La réglementation disponible de l’espace OHADA représente à cet égard un atout de taille. La technologie digitale et les conventions internationales devront être implémentées avec un souci d...

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